J'ai eu 40 ans la semaine dernière.
Les émotions que ça me fait vivre, les réflexions que j'en tire, sont complexes. Cet âge a toujours été une sorte de limite psychologique pour moi. Une barrière au-delà de laquelle on ne peut plus reculer. Comme s'il y avait une séparation nette entre les deux "espèces", les humains qui ont 40 ans fait, et les autres qui n'en sont pas encore là. Et aussi, que ceux qui sont de l'autre côté sont "nettement différent", comme s'ils avaient traversé une grande épreuve, vécu un grand changement.
C'est une sorte de pensée magique enfantine qui m'amuse, dont je ne comprends pas l'origine, mais dont je ne peut que constater l'existence avec perplexité. Évidemment, maintenant que je l'ai passée moi aussi la barrière, je me demande un peu à quoi je m'attendais. Un tremblement de terre ? Une crise cardiaque foudroyante ? Mon côté cynique m'assure que ça peut toujours arriver. Les trois prochaines années seront critiques.
Depuis mon déménagement en 2023, beaucoup de choses ont été remisées. L'endroit où je vis est une situation temporaire, et passer d'un appartement 4 pièces à une chambre simple, ça veut dire faire des choix. Du coup, avec ma bouilloire de verre dans la remise, l'eau du robinet dans la bouilloire canard de ma propriétaire, et mon manque d'envie de thé régulier, ce choix-là me semblait simple.
Pas si simple, finalement.
L'envie de thé régulière a commencé à me tarauder fin septembre, quand les grandes chaleurs de l'été ont fini par tomber. Avec les moyens du bord, je ne me suis pas cassé la tête. Quelques grammes directement dans le gros yunomi Yamane Seigan, on remplit d'eau chaude, et voilà. Grandpa Style. Et pour un moment, c'était suffisant.
Le truc c'est que j'ai des très belles références dans ma théothèque. Des thés vieillis, wulong et puerh, frais et torréfiés, sheng et shu. Certains qui avaient déjà un peu d'âge au moment d'arriver chez moi, qui en ont encore davantage maintenant. D'autres que j'ai acheté dans leur jeunesse et qui ont mûri tranquille dans mon petit meuble de bois pendant toutes ces années, un peu à l'oubli.
Les dernières grandes commandes de thé, à "la belle époque", ont été faites en 2014. Après, il y a eu quoi ? Quelques échantillons récupérés localement, vert et rouge surtout. Des thés de grande consommation, achetés sans prise de tête, bus sans prise de tête, et c'est tout.
Toute ma collection a pris au moins 10 ans pendant que j'avais le dos tourné, et il y a un truc là-dedans que je n'arrive pas à bien appréhender. C'est comme si une partie de moi était restée coincée dans le passé. Comment ça, la première édition de la Bulang Beauty de Tea Urchin c'est une vieillerie maintenant ? Tu plaisantes ? Je ne l'ai que depuis quelques mois ! Bon, peut-être une année ou deux. Ou cinq. Ou douze en fait, quand on regarde les chiffres proprement.
Des feuilles de cet âge, ça mérite un respect que je n'étais pas encore préparé à leur accorder.
Pendant environ 10 jours, j'ai fait tourner mes références de sheng habituelles dans le yunomi sans trop y penser. Yong De Factory, 2006. Mengku Rongshi, 2006 à 2012. Tea Urchin, 2013. Lan Ting Chun, 2007 à 2010. Les wulong aussi, 2008 à 2014, ainsi de suite. Et puis un matin, juste quelques jours avant mon anniversaire, j'ai décidé d'entamer la galette de Yiwu "sauvage" 2003, vendue à une époque lointaine par Teamasters, et qui était encore intacte.Et là c'était plus possible de faire semblant, car même sans en connaître le prix aujourd'hui je savais bien que c'était une référence à trois chiffres au moment de son achat. L'une des galettes les plus onéreuses de ma collection, équivalente au carré Lao BanZhang 2011 dont la réputation n'est plus à faire.
Eh ben, je l'ai fait quand même. Quelques grammes dans le gros yunomi, l'eau chaude du canard rouillé, et hop.
Le choc que cette dégustation m'a fait ressentir est impossible à mettre en mots. Ça m'a saisi tout entier, au point d'en écrire un petit mot sur le FAT qui a bien surpris les copains car je n'y avais pas mis les pieds depuis des années.
Au risque d'être accusé d'exagération, c'est comme si ce puerh avait réveillé mon âme.
Et là soudain je me suis mis à avoir envie de thé, du vrai, préparé de la bonne façon. J'ai eu envie de retrouver ma bonne bouilloire, une bonne eau, mes ustensiles, le plaisir sensuel et visuel des dégustations de ma jeunesse, au début de la vingtaine quand je découvrais tout juste le thé. J'ai eu envie de prendre mon temps, d'y puiser à la source le réconfort, la présence, l'essence d'être que j'y trouvais autrefois, et que j'ai perdu par un détour de la vie. Peut-être quand mon odorat s'est estompé suite à Covid. Peut-être longtemps avant ça.
Puis avec l'envie de thé viennent les autres : l'envie d'écrire, l'envie d'un espace à moi où déverser mes humeurs, l'envie de me réapproprier les mots qui me font défaut. L'envie de discussions passionnées, l'envie d'échanges vrais et spontanés autour de sujets qui nous touchent. L'envie d'une communauté qui me ressemble, d'une structure sur laquelle je peux moi aussi poser ma pierre. L'envie de bouger. L'envie d'exploser les carcans rigides dans lesquels je suis empêtré, ceux qui datent de ma petite enfance et ceux qui se sont imposés dans les dernières années.
L'envie de tutoyer les étoiles au quotidien, pour emprunter son expression à Francine du blog La Théière Nomade, et d'y trouver une liberté que je n'ai pas ressentie depuis longtemps.
Tous les éléments d'une crise de la quarantaine, peut-être. Un joli cliché, non ? La vérité, c'est que ces envies ne sont devenues un cliché que parce qu'elles sont si courantes, arrivé à cet âge. Je ne suis pas différent. Et en fait, je n'ai pas envie d'être différent. J'ai envie de vivre mes étapes une à la fois, de m'ancrer dans le présent au lieu d'être toujours à la course vers le futur, ou encore d'être coincé dans le passé.
Je me refais de ce thé aujourd'hui, après l'avoir bu deux fois dans le gros yunomi, parce que j'avais envie de voir ce qu'il devient en théière.
Eh bien, il est superbe.
Reprendre ma Voie du Thé, c'est ça le grand changement en fait. C'est ça le tremblement de terre, la crise cardiaque foudroyante. C'est par là que ça passe, cette prise de conscience qui éveille et secoue l'inertie.
La différence entre 39 et 40 ans, chez moi, c'est la décision de respecter ses feuilles, d'en tirer tout ce qu'on peut.
Et par le fait même, de se respecter soi et sa propre vie.
Ça, on verra bien ce que j'arrive à en tirer.
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