Mes arrière-grand-parents avaient toujours rêvé d'un chalet.
Nés au début du siècle dernier, ils avaient vécu la première guerre mondiale en pleine adolescence et avaient élevé leur famille pendant la deuxième, dans une pauvreté abjecte qui était de norme au Québec jusqu'à la révolution tranquille des années 60. Leurs désirs étaient humbles : ils rêvaient simplement d'un endroit à la campagne, près d'un lac, où passer leur vieillesse entourés de leurs descendants. Les conditions économiques de l'époque étaient telles qu'il leur était impossible d'imaginer que ce rêve se concrétiserait un jour.
En 1960, quelques semaines avant la naissance de sa deuxième fille, leur fils aîné qui avait été témoin toute sa jeunesse des sacrifices parentaux a déniché un terrain à vendre. Plutôt que de le garder pour lui seul, il a rassemblé ses frères adultes et ses économies pour le rebâtir et en faire cadeau à ses parents. Le terrain s'est bientôt doté d'un second bâtiment, construit par la même équipe de frères pour y loger les familles des descendants, et le temps a passé. Ma mère y a passé ses étés d'enfance, j'y ai passé les miens, et les enfants de mes cousins y passent maintenant les leurs. Cinq générations s'y sont succédé.
Cet endroit, que chez moi on appelle tout simplement "le chalet" ou "les Quatorze Îles", c'est un lieu de contes, de légendes, et de haute magie.
D'abord, on y trouve Atlantis.L'histoire officielle dit que c'est la construction d'un barrage en 1915 qui a élevé le niveau d'eau jusqu'à engloutir deux ou trois de ses îles. Son nom de "Lac des Quatorze Îles", établi dès la fin du 19ième siècle, aurait été démenti en 1973 par un rapport du ministère affirmant qu'il n'en comptait plus que douze.
Mais quand j'étais jeune, mes oncles racontaient une histoire beaucoup plus sensationnelle. Il semblerait qu'au début des années 70, avant que les recenseurs n'écrivent leur rapport, il y a eu cet énorme orage électrique au début de juillet qui aurait manifesté plusieurs phénomènes étranges. Le premier, un événement de foudre globulaire, aurait créé une boule lumineuse près d'une fenêtre ouverte au deuxième étage. Celle-ci serait restée en suspension un instant, puis se serait déplacée lentement à travers la maison avant de terminer sa course contre le mur opposé, manquant de peu la matriarche au passage.
Je ne doute pas de la véracité de cet incident. Quand j'étais jeune on pouvait voir les traces de carbonisation sous le papier peint, là où la boule de foudre s'était écrasée, et mes oncles ne m'ont raconté l'histoire qu'en réponse à mes questions. Ils en étaient encore effrayés.
L'autre phénomène, peut-être plus difficile à croire, serait survenu quelques heures plus tard. Le même orage qui n'avait pas encore éclaté aurait frappé de foudre sèche l'une des îles, laquelle aurait alors pris feu. La pluie torrentielle survenue ensuite aurait éteint l'incendie mais élevé le niveau d'eau du lac de façon permanente. Le lendemain matin, plus d'île.Je ne sais pas si je crois aux détails de celle-là. Elle me semble bien plus extraordinaire que l'histoire de la foudre en boule. Mais quand j'ai reçu la permission d'explorer le lac par moi-même, la première chose que j'ai fait c'est de suivre les indications qu'on m'avait donné vaguement, à grand renforts de doigts pointés vers le sud. Et après un certain temps à tourner en rond sur le lac, j'ai bien trouvé un grand plateau rocheux, environ un mètre sous la surface de l'eau, sur lequel on pouvait encore voir les troncs nus, couvert d'algues, d'anciens arbres tombés. De mon petit bateau flottant au-dessus du plateau, j'avais vue directe sur la fenêtre de laquelle on m'avait dit avoir observé le phénomène.
Est-ce que mes oncles ont vraiment vu un orage engloutir une île, ou ont-ils vu la foudre frapper l'autre île à côté, et ont plus tard découvert le même plateau sous-marin sur lequel je suis tombé ? Aucune idée. Mais les faits sont là : on a compté quatorze îles au moment de nommer le lac. À ma naissance, il n'en restait plus que douze.
Ça ne s'arrête pas là. Il y a l’alcôve d'Avalon aussi. Celle-là, c'est moi qui l'ai trouvée.Nos forêts québécoises sont généralement mixtes, faites de feuillus et de conifères. Évidemment ce sont des lieux sauvages et la répartition des arbres n'est pas exacte. L'espace boisé où les enfants avaient la permission de jouer était majoritairement constitué de feuillus. L'autre côté, derrière la maison, avait beaucoup plus de conifères dont les branches épineuses étaient à elles seules suffisantes pour décourager nos explorations.
Mais les adultes avaient aussi clairement exprimé qu'ils n'aimaient pas que l'on joue à cet endroit. Trop de rochers sur lesquels se heurter la tête. Des pentes trop raides sur lesquelles il était facile de glisser et perdre pied. Un sol mou et traître dans lequel on allait s'enfoncer et se casser les os. Et le lac trop près, dans lequel on pourrait tomber et se noyer.
Moi et ma tête forte on en avait marre d'écouter les adultes, dont les avertissements semblaient paranoïaques. J'avais quelques années de plus que beaucoup de mes cousins et, aux prises avec les premiers déferlements hormonaux de la pré-adolescence, je me cherchais un refuge. Un endroit à moi où je pourrais profiter de la nature sans devoir sans cesse surveiller et amuser les plus petits. Sur un coup de tête un jour, j'ai attendu mon heure et au moment où tout le monde avait la tête tournée, je me suis enfoncé entre les arbres.
Je n'ai pas eu à marcher très loin. Il n'y avait pas de sentier, le lieu était complètement sauvage, envahi de plantes poussant dans tous les sens, façon chaos organisé. Mais j'étais poussé par une sorte d'instinct, comme si je savais exactement par où passer. Mes pieds ont évité les roches tranchantes, le sol marécageux, les trous de nids d'écureuils. Mes bras ont repoussé les branches pleines d'épines qui tentaient de me fouetter le visage. J'ai fini par déboucher sur un espace dégagé, une clairière en plein milieu de la forêt, tout au bord de l'eau.Silence.
De là où je me tenais, à quelques mètres seulement de la maison à laquelle je tentais d'échapper, j'avais le sentiment d'être complètement isolé. Je n'entendais plus les cris d'enfants, les réprimandes des parents, ou les moteurs des bateaux qui vrombissaient sur le lac et qui étaient omniprésent sur le reste du terrain. Il n'y avait plus que le chant discret des oiseaux et le clapotis doux des vagues qui frappaient la berge. De long roseaux poussaient à l'extrémité de la clairière, au travers desquels personne ne pouvait me voir. De ma cachette sous un grand arbre, je pouvais prétendre que cet espace était un cocon isolé du reste de l'humanité. Définition de la perfection pour un enfant introverti.
Ce sont les pommes qui ont attiré mon attention. Elles jonchaient le sol, encore vertes et criblées de vers, certaines de toute évidence grignotées par des bêtes sauvages. Je ne comprenais pas d'où elles avaient pu venir, puis j'ai levé les yeux. Le grand arbre à l'orée de la clairière, sous lequel j'avais fait mon nid, c'était un pommier. Un grand pommier solitaire en plein coeur d'une forêt de conifères.Pour moi, du haut de mes dix ans, une évidence : je venais de tomber par hasard sur l'île légendaire d'Avalon, ou en tout cas son alcôve québécoise.
La vérité, c'est qu'il n'y a pas grand mystère dans cette histoire. Le chantier où mon grand-père et ses frères ont construit une habitation était juste à côté. Sans aucun doute, l'un d'entre eux a mangé une pomme pendant les travaux et en a jeté le trognon par terre avant de poursuivre son travail, comme ça se faisait à l'époque. Le vrai miracle, c'est que les pépins de cette pomme ont poussé tout seul, sans intervention humaine, jusqu'à en donner un grand arbre qui, pourtant unique sur son lopin de terre, portait des fruits quarante ans plus tard.
Il y a d'autres légendes attachées à cet endroit. Celle de la baleine fossilisée, une grande pierre fendue découverte à l'adolescence par ma tante, qui était aussi rêveuse que moi. Celle de l'île "abandonnée", sur laquelle quelqu'un avait bâti une plateforme d'observation dans les arbres, et à laquelle on pouvait accéder en débarquant illégalement sur la propriété d'autrui. Celle de la reine des abeilles, en fait des guêpes, qui retournait toujours nicher au même endroit malgré les tentatives infructueuses des adultes de l'en chasser. Celle des Floriens, ces humanoïdes aquatiques aux cheveux-branchies qui vivaient sous la surface du lac et en protégeaient l'équilibre écologique. (Cette dernière, mon invention, ma légende.)Il y a aussi celle du Grand Feu de 1972, qui a complètement rasé une propriété voisine et dont court le bruit que c'était un acte de punition divine. Il y a celle des Bons Voisins, dont l'association du lac a plus tard adopté le nom, mais qui à l'origine était la désignation de créatures surnaturelles qui vivaient dans la forêt, ainsi nommées par les Irlandais qui habitaient la section sud. Il y a le Banc de la Sorcière, un arbre courbé au fond des bois sur lequel ma grand-mère aimait se reposer, et qui après son décès n'a plus jamais été retrouvé. Il y a Le Mystère des Deux Noms du Lac, "Quatorze Îles" du côté francophone, "Echo" du côté anglo, auquel personne n'a jamais su me donner d'explication. Il y a celle de l'Ours des Montagnes, une créature effrayante qui semblait poursuivre mon grand-père chaque fois qu'il allait se promener en nature sauvage.
Il y a celle des Grands Flots, des pluies torrentielles qui ont emporté la vaisselle de mes arrière-grands-parents, et dont on pouvait trouver les morceaux enfouis dans la terre. (Celle-là, j'ai appris à l'âge adulte que c'était en fait mon grand-père qui les chipait de la cuisine, en cassait les morceaux, puis m'amenait les déterrer façon mi-expédition archéologique, mi-chasse aux trésors. Incroyable que j'ai pu continuer à y croire si longtemps, mais il se passait tant de choses extraordinaires à cet endroit.)
Plus prosaïquement on y trouve Nos Arbres, que ma grand-mère a planté à la naissance de chacun de ses petits-enfants, et qui ont tous leurs histoires exceptionnelles. Le mien est un pommier miniature qui a fleuri pour la première fois quand j'avais 14 ans, longtemps après Avalon, et le seul des cinq dont on peut confirmer avec certitude qu'il est vivant aujourd'hui.
Depuis peu on y trouve aussi Les Arbres des Mononcles, un chêne blanc et un érable roi cramoisi, pour les frères de mon grand-père qui à leur décès ont demandé que l'on enterre leurs cendres sous un arbre quelque part sur la propriété.
Il y a tant d'autres choses encore.
Aujourd'hui, ma mère y loue un appartement qu'elle occupe de temps en temps avec sa conjointe, quand elles ont besoin de s'évader à la campagne. Après la mort de mes arrière-grand-parents, la propriété a été divisée en part égales entre les neuf enfants survivants. Petit à petit, la génération de mes grands-parents a vieilli, vendu leur part à d'autres dans la famille, jusqu'à ce qu'un cousin de ma mère accepte de racheter la propriété toute entière et d'en assumer les frais (taxes et coûts de réparation, qui se sont avérés assez conséquents). Je ne sais pas combien de temps cet endroit demeurera dans ma famille, mais j'espère que la réponse est "longtemps après ma mort".
J'ai eu la chance d'y passer dix jours au mois d'août, en pleine canicule, et j'espère pouvoir y retourner cet hiver. Ce n'est plus tout à fait comme avant, bien sûr. Les habitations ont été rénovées, on a parfois du mal à y reconnaître quoi que ce soit, et puis moi aussi j'ai vieilli. Je ne suis plus un petit enfant. Tout me semble plus petit qu'avant. Mais ce lac, il s'y trouve toujours une beauté paisible qui me ressource comme nul autre endroit peut le faire.
Et chaque fois que j'y retourne, je suis mis devant le fait accompli : ce lac, c'est là où j'y ai mes racines.
C'est là que naissent toutes mes histoires.
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