samedi 6 décembre 2025

Indéfinissable | 2009, Meng Song Cha « Vieux Théiers » Maocha, Wang Xian Hao, Camellia Sinensis

Quand j'étais petit, je croyais qu'il y avait un mot exact pour chaque chose. J'étais avide de les apprendre. Tous les soirs j'ouvrais mon petit dictionnaire et j'en lisais les colonnes grises, une par une, en notant l'orthographe des mots définis. J'étais fasciné par les racines qui se déclinent à l'infini, les homophones aux orthographes trompeuses, les lettres silencieuses, toutes ces bizarreries de la langue française qui donnent tant de mal à ceux qui l'étudient. Je croyais que chacune avait un apport qui contribuait directement au sens des mots.

En vieillissant, j'ai appris au contact de l'anglais qu'en fait, il y a beaucoup de choses en français qui demeurent innommables. Des sentiments, des expressions dont les nuances sont bien définies dans d'autres langues et qui font défaut à la mienne. Mais aussi, d'autres sentiments et expressions qui me sont familiers et font défaut chez les autres. Mon intérêt pour l'étymologie et les liens entre racines de mots au sein de la très large culture indo-européenne s'est affiné. Apprendre, comprendre ces choses me semblait d'une importance cruciale.

Puis je suis devenu psychonaute et j'ai découvert à quel point la langue est un véhicule imparfait, qui ne peut refléter qu'une infime approximation de l'expérience humaine. Les choses les plus significatives demeurent indéfinies, mieux exprimées par la retenue. Par un silence. Un regard, une image. L'écho d'un son bien particulier. La caresse d'une main tendre. L'impact d'un coup porté.

Ces expériences multi-dimensionnelles se rapportent au thé comme à tout le reste. Le thé, c'est un microcosme au centre de ma vie. Une fondation sur laquelle je me bâtis depuis près de 20 ans, qui va bien au-delà des feuilles, des ustensiles, et de l'eau, qui va au-delà d'une pratique quotidienne même. Et sur laquelle j'ai parfois beaucoup de mal à mettre des mots.

Comment parvenir à capturer l'intensité d'une boisson dont les saveurs prenantes, à la limite de la violence, ont davantage changé le cours de ma vie que toute rencontre humaine ? Dont le souvenir lointain m'affecte tant, m'a si bien marqué, qu'aujourd'hui j'y puise encore une source vitale ?

Même si je tentais d'expliquer, il y a des choses qu'il faut vivre soi-même afin d'en comprendre la portée. Tous mes mots sont sujet à l'interprétation d'autrui, qui me lit à partir de sa propre expérience, laquelle en retour est différente de la mienne. Et tout ce que j'écris, vu à travers ce prisme d'humanité, devient... mundane, disent les anglais. Affligeant de banalité.

Un billet d'humeur sur un blog de thé. 

En vrai je ne sais pas si ce petit sheng de Mengsong est de grande qualité. Certainement les feuilles sont odorantes, ça sent bon le puerh dans la théière et dans la tasse. Certainement j'en apprécie les saveurs, les textures, et l'énergie qu'il transmet. Mais est-ce un Grand Thé, une boisson complexe qui enchanterait n'importe quel amateur ? Je l'ignore. On aura beau me dire que ce sont des feuilles de théiers "ancien", dans ce contexte (surtout à cette époque, au tout début du boom, et encore plus maintenant après 15 ans dans mes tiroirs) on peut se demander ce que ça veut dire en terme de qualité.

Je préfère laisser ces questions aux experts. 

Pour moi, ce sheng de Mengsong c'est l'éclair foudroyant qui a tout lancé. Un thé qui dans sa jeunesse m'a choqué les papilles comme nul autre ne l'a fait depuis. J'étais déjà un amateur de thé avant sa découverte, j'étais même bien obsédé. Mais le puerh, j'en avais peur. On parlait d'amertume foudroyante, dans ma tête je m'imaginais déjà croquer l'équivalent liquide d'un rapini

La vérité, c'est que j'ai détesté cette première gorgée. 

Quand j'ai écrit qu'il m'a choqué les papilles, je parle bien d'un choc à la limite du traumatisme. La saveur dans ma bouche me rappelait cette tentative en petite-enfance de mâchouiller une feuille d'érable (l'arbre, le vrai, pas les petits biscuits). Une sorte de sève à la fois acide et très amère qui brûle la langue et laisse derrière elle des arômes de marais. Quelque chose comme du terreau de jardin envahi de mousse verte, avec un truc par-dessous qui rappelle la décomposition. Absolument rien, rien, rien de fruité ou sucré qui aurait pu adoucir la donne, ni même un peu de rondeur pour en adoucir la texture acérée. Ou en tout cas rien que j'ai perçu dans cette gorgée-là. De tous les thés que j'ai goûté dans ma vie, c'était probablement le moins adapté aux débutants. 

J'ai avalé aussi vite que j'ai pu, puis je me suis rincé la bouche avec le reste de wulong dans ma tasse qui n'a rien rincé du tout. Au contraire. Les parfums de nez fleuris mettaient en valeur la minéralité extraordinaire qui m'alourdissait la langue. Ce wulong n'était plus qu'une saveur parasite sur le puerh dont je sentais qu'il était ma dégustation principale. 

Les fleurs se sont dissipées. Les cailloux vaseux ont continué à évoluer sur ma langue, dans ma gorge, et dans mes sinus. Cauchemar gustatif. 

Je suis incapable d'expliquer ce qui m'a fait en quémander une deuxième gorgée, qui était aussi mauvaise que la première, ou ce qui m'a poussé plus tard à en acheter quelques grammes. Masochisme probablement. Surtout je suis incapable d'expliquer l'effet que ça a eu sur moi, cette tenue en bouche incroyable, ces saveurs repoussantes. Ça a redéfini mon univers, peut-être. Ou une partie de celui-ci en tout cas.

On s'est apprivoisés depuis le temps, ce petit sheng et moi. Et puis on a mûri tous les deux. Son amertume, bien que toujours présente, s'est assagie au rythme où j'ai perdu mon enthousiasme. Il a développé des saveurs plus riches, moins vertes, alors que j'ai gagné en expérience. Je n'y détecte plus le pôle marin iodé qui m'avait tant choqué, j'espère de mon côté avoir laissé derrière certains comportement naïfs. En revanche, la rocaille tannique est toujours présente... et moi, j'ai toujours mes aspérités. Ça, ce sont nos fondations. 

Dans un cas comme dans l'autre, on a encore du travail à faire.

D'autres choses aussi. Une lente transformation des saveurs et du souvenir, de l'effet qu'il a toujours sur moi. Bien sûr, les mots me manquent pour en parler davantage à ce stade. Je ne sais même pas s'ils existent. Mais l'état, lui, s'impose comme un fait. Ce thé demeure l'une de mes références phares. 

Avec ou sans mots, je serais bien heureux si mon évolution était aussi gracieuse que la sienne.

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