Mon shu d'hier soir était tellement bon (malgré l'insomnie qu'il m'a donné) que j'ai eu envie d'en tester un deuxième tout de suite.
Puisque je parlais de notes âgées dans mon dernier billet, je me suis tourné vers le shu le plus vieux de ma collection (qui n'est plus disponible chez Camellia Sinensis mais dont la page a été préservée sur archive.org), pile poil celui avec lequel je le comparais justement. Je voulais en voir l'évolution et savoir si ma première impression se confirme...
Au nez, les feuilles sèches sentent bon nos forêts d'ici. J'ai l'impression d'y humer tout un écosystème : les conifères résineux, le bois mort et sec qui craque sous les pieds, le bois mort et humide envahi de champignons, l'humus en décomposition (mais un truc propre hein), les rochers qui parsèment la terre, bref c'est comme un parfum qui tente de reproduire une impression de forêt photoréaliste, j'adore.Même chose qu'hier, 4.6g pour 150ml, deux rinçages, première infusion à 30 secondes, on adaptera pour la suite. Déjà au nez j'ai des choses différentes, un aspect boulanger un peu plus prononcé, toujours cette impression de forêt sombre, humide, intouchée et pleine de secrets. C'est à la limite d'être trop infusé je pense, il faudra que j'adapte les suivantes. En tout cas c'est rond, c'est bon, et ça me donne l'impression de redécouvrir une famille de thé sur laquelle je ne m'étais que peu penché à l'époque.
C'est peut-être sur les shu que je trouverai une connexion plus marquée avec le dieu auquel je suis dédié, finalement. Les sheng c'est une chose, une belle chose même, mais ce que j'ai dans ma tasse en ce moment c'est un autre registre. Un autre genre de nature, pas celle qui déborde de vie, l'autre qui inclus la mort, la vie dans la mort, la vie qui profite de la mort. Hmm. J'y reviendrai.
La saveur qui me reste en bouche m'évoque aussi l'atelier de lutherie où j'étudiais il y a 15 ans, à peu près à la même époque où j'ai acheté ce thé. Le côté boisé poudreux et résineux, c'est exactement le parfum qui flottaient dans les couloirs... mais il y a aussi une sorte de minéralité prononcée qui me rappelle l'odeur des outils de fer avec lesquels nous travaillions et qui était omniprésente dans les classes. Je serais curieux d'infuser ce thé en purion pour voir. Je pense que cet aspect minéral en serait magnifié. Prochaine fois.Vraiment, je passe par toutes les émotions et n'en suis encore qu'à la première tasse.
Dans la deuxième je découvre cette composante fraîche épicée dont Camellia Sinensis parlait. Ils la qualifiaient de "note anisée"... et je suis d'accord ! Mais cette note, je la trouvais aussi sur mon thé d'hier. Et je ne l'avais pas du tout identifiée comme étant de l'anis, pour moi c'était une composante de la fraîcheur résineuse qu'on trouve dans les parfums de forêt. Comme quoi, avec des références différentes et une attention sérieuse à ce qu'on boit...
Je ne m'ennuie pas encore de faire des dégustations en finesse cela dit. Ils peuvent garder leur anis (même si maintenant que je l'ai identifié, ça se développe sur la langue), je vais continuer de m'enfoncer dans ma forêt profonde.
Tout est encore calme ce matin et je dois admettre que ce silence me fait un bien fou. C'est souvent comme ça, les jours de neige. L'un des avantages de l'hiver peut-être, l'un des seuls, ce calme prolongé de la faune animale et humaine au petit matin. L'été, à cette heure, les oiseaux et les enfants tiennent un vacarme assourdissant. Qui est porteur de vie, certes, mais qui ne me fait aucun bien quand j'ai les nerfs à vif, au sens propre comme au figuré.Deuxième, puis troisième infusion, la liqueur est maintenant bien noire et sent bon la boulange. Je ne retrouve pas du tout cette saveur dans la tasse, mais j'y perçois cependant une rondeur sucrée dans une texture bien épaisse, presque poussiéreuse. Ça me déstabilise, cet aspect poudré très prononcé qui finalement s'accorde bien avec la poudrerie qui tombe encore en fine couche.
Un thé de 35 ans, quand même. L'année de naissance de mon plus jeune frère. Il détesterait ce thé à coup sûr. C'est pas grave, je vais l'apprécier pour lui.
Les infusions s'enfilent, je me rend compte que mes pensées divaguent, sautent d'un sujet à l'autre sans jamais se poser très longtemps. Je ne sais pas si c'est un effet du thé que je perçois beaucoup moins sur le corps contrairement à celui d'hier, ou si c'est simplement l'humeur d'aujourd'hui. Je me sens éparpillé, peut-être un peu brouillon, prêt à tout faire passer au microscope l'espace d'une minute ou deux sans avoir l'élan d'analyser quoi que ce soit. Observer sans réfléchir. Comme si j'étais renvoyé à un état presque animal finalement, qui fonctionne sans les mots sur un instinct sans nom.Pourtant je ne me sens pas ivre comme hier, ce thé ne me monte pas à la tête du tout. Il est calme et posé, l'orchestre sur lequel s'appuie le soliste.
Alors, est-ce que c'est plaisant ? Absolument. Mais est-ce que c'est un grand moment ? Franchement... non. Pourtant il est plus complexe, il a une meilleure tenue en bouche. Qu'est-ce qui se passe ? C'est l'énergie qu'il me laisse, je crois. L'autre avait une force vitale tranquille que je ne perçois pas du tout ici, du coup j'en reste moins impressionné.
Faut dire, l'autre était un Gong Ting, un assemblage fait essentiellement de petites feuilles et de bourgeons, alors que sur celui-ci les feuilles sont beaucoup plus larges. L'autre avait aussi été finement travaillé. Celui-ci, je n'en suis pas sûr. 1990 c'est de la vieillerie, les dernières années d'un paysage de thé "traditionnel", complètement différent de ce qu'il est aujourd'hui. Si je me souviens bien, le shu n'avait pas encore trouvé ses notes de noblesse et sa fabrication utilisait plutôt des feuilles de basse qualité, les trop grandes, les récoltes d'automne, etc. Je serais surpris qu'un producteur de l'époque ait osé faire du shu avec une récolte de bourgeons de printemps... Et ce n'est certainement pas un thé auquel j'aurais eu accès, s'il existe.
C'est très bon quand même, hein.Non, vraiment. C'est un très, très bon thé. Une grande qualité de stockage, une rareté, c'est une chance inouïe de pouvoir en déguster quelques grammes. On est très loin d'un thé de tous les jours. C'est complexe, c'est riche, ça se déploie plusieurs minutes en bouche. C'est juste que malheureusement pour lui, j'en ai bu un autre hier qui était encore meilleur et il a du mal à soutenir la comparaison.
Bon, voilà. Les déneigeurs sont passés, ils ont laissé des mottes de gadoue durcie directement derrière les voitures, je vais bientôt devoir sortir dégager tout ça. Mon silence se termine... et une partie de la paix s'en va aussi car il y a peu de choses qui m'enragent comme devoir repasser derrière une machine qui a fait un travail de chafouin.
Mais bon, faut le prendre avec philosophie je suppose. C'est l'un des incontournables de l'hiver au Québec. Et la saison ne fait que commencer... heureusement qu'il me reste plein de shu à tester.

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