samedi 25 octobre 2025

Liminalité | Hiatus #2

Ces jours où le thé ne se fait pas mon allié sont difficiles. Encore plus que je croyais. Je viens tout juste de reprendre l'habitude, est-ce que ça ne devrait pas être tout aussi facile de la perdre ? Mais il semblerait que même en si peu de temps j'ai déjà réussi à faire, ou peut-être refaire, du thé l'un des centres de ma vie. C'est ce que je voulais, mais là faut bien dire que c'est un peu l'envers de la médaille qui se dévoile. La lune de miel n'aura pas duré longtemps !

Sinon ça pourrait être tout simplement de l'obsession, je suppose. 

J'ai envie de thé. Ça me manque quand je ne peux pas m'en faire. J'ai soif de cette chaleur douce qui se love dans mon estomac et irradie mes sens, de cette énergie centrée qui m'aide à trouver mon propre centre, de ces saveurs et parfums qui m'enivrent plus sûrement que l'alcool. Et puis je viens tout juste de recevoir la commande Kancha, les premiers thés de 2025 qui passent chez moi ! Les premiers thés de l'année depuis au moins 5 ans ! Le fait de savoir qu'ils seront meilleurs si j'attends qu'ils se remettent du voyage n'est qu'une maigre consolation.

Bon voilà, c'est exprimé. Après j'ai l'impression d'être un petit enfant en train de gémir et battre des pieds, c'est assez embêtant. Passons à autre chose. 

Je prépare des bourgeons de puerh un peu à l'arrache, qui sont probablement les seuls à infuser une liqueur correcte en ce moment, et reprend ma lecture. La concentration me fait défaut. Mes pensées ne cessent de revenir à l'article de Ceisiwr Serith que j'ai mentionné dans mon dernier billet. Je ne suis pas moi-même reconstructionniste, ma religion n'est pas inspirée de la Gaule Antique, et certains des propos de l'auteur me font tiquer. Il n'en reste pas moins que son article a eu beaucoup d'impact sur moi. Il ajoute une pierre décisive à mon édifice... Une pierre de Rosette, même. 

L'argumentaire de Serith lui fait conclure : 

"In summary, then, although, pace Bober and others, Cernunnos was considered a god of material prosperity, he was so by means of his nature as a god of the in-between, of bi-directionality, of the reconciliation of opposites. He was both wild and tame, god of healing and god of death, of the hunter and the hunted, of nature and of culture, and in his very person human and animal. Under this interpretation, his iconography seems ambiguous because it was meant to be. He is an ambiguous god, and always was. Ambiguity does not conceal his nature; it reveals it."

Traduction maison : 

"En résumé, bien que selon Bober et al. Cernunnos devrait être considéré un dieu de la prospérité matérielle, il l'était de par sa nature de dieu de l'entre-deux, de la bidirectionnalité et de la réconciliation des contraires. Il était à la fois sauvage et docile, dieu de la guérison et dieu de la mort, le chasseur et la proie, ses domaines englobaient à la fois la nature et la civilisation, et son apparence physique même exprimait une essence mi-humaine mi-animale. Selon cette interprétation, son iconographie semble ambiguë car c'est bien ce qu'elle est censée être. C'est un dieu ambigu qui l'a toujours été. Cette ambiguïté ne camoufle pas sa nature ; elle la révèle." 

Proposition intéressante. 

Proposition qui me parle, aussi, car j'ai toujours été quelqu'un qui évolue dans les sphères liminales de la vie. D'y trouver une facette du dieu auquel je suis dévoué n'est probablement pas une coïncidence. 

Proposition qui finalement a le mérite pour moi de rassembler sous une très large bannière toutes ces opinions contraires et contradictoires, puisque de par sa nature même Cernunnos sied entre elles et s'y trouve confortable. 

Si on pousse la réflexion plus loin... Un dieu de ce qui se trouve entre les choses, ça suppose l'existence obligatoire de deux éléments contraires entre lesquels se situer (ou lesquels réconcilier), qui seront par définition liés à cet entre-lieu de façon indissociable. 

Et la bidirectionnalité, dans ce contexte, n'est plus simplement une question de droite et de gauche. Ce sont toutes les directions pourvu qu'elles soient opposées : la droite et la gauche certes, mais aussi devant et derrière. Le haut et le bas. L'intérieur et l'extérieur. Partout et nulle part. Ultimement, tout ce qui est mouvement, et tout ce qui est immobile. Oppositions et contraires. Nature d'un côté, civilisation de l'autre, et Cernunnos entre les deux. Entre les deux, tous les deux, aucun des deux. Tout à la fois, et simultanément rien du tout. 

Il y a un petit aspect psychédélique à cette réflexion.

Bref, si on continue à pousser... ça veut dire un dieu des voyageurs, des migrants et enfants d'immigrés, qui se trouvent perpétuellement entre deux destinations et deux cultures. Un dieu des adolescents, qui se situent entre l'enfance et l'âge adulte sans être ni tout à fait l'un, ni tout à fait l'autre. Un dieu des malades, des mourants et des morts, qui ont un pied dans chaque monde, en équilibre fragile entre les deux.

Mais ça veut aussi dire un dieu des gens trans et non-binaires, qui ont l'expérience d'une identité de genre contraire, multiple, ou tout simplement absente. Un dieu des bisexuels, pansexuels, queer et les autres, qui ont cette compréhension intime d'une attraction des contraires. Un dieu des sans-abris, migrants, intouchables qui vivent en marges de la société, dans les mêmes espaces sans avoir la possibilité de tout à fait s'intégrer. Et aussi un dieu des autistes, des schizophrènes, des rêveurs compulsifs, des dissociatifs, et autres neurodivergents dont la perspective marginale n'est pareille à nulle autre.

Je suis là en train de réfléchir à bout de crayon, puis je me relis et réalise que cette liste en fait c'est une description assez exacte d'une grosse partie de la population qui a écrit des textes pour les anthologies dévotionnelles que j'ai mentionné dans mon post précédent.

Quand je disais que c'est une pierre de Rosette. 

Sinon il y a bien ce passage qui m'irrite : 

"As I have already stated, this view is based largely on the Gundestrup cauldron, on which he is surrounded by animals. However, the majority of the animals are insignificant from an iconographic point of view. [...] Except for the stag and dog, then, the surrounding animals appear to be more decoration than iconography, a case of a silversmith filling space." 

Traduction maison : 

"Comme mentionné ci-dessus, cette opinion [ndt: que Cernunnos soit un dieu des animaux] est largement basée sur l'imagerie du bassin de Gundestrup, sur lequel il est entouré d'animaux. Cela dit, la majorité de ces animaux est insignifiante d'un point de vue iconographique. [...] À l'exception du cerf et du chien, alors, les autres animaux qui les entourent semblent être à vocation décorative plutôt qu'iconographe, le cas d'un artiste forgeron remplissant l'espace qui lui est attribué."

C'est vrai que je n'ai pas une grande formation académique. 

Mais j'ai eu assez de cours d'histoire de l'art pour savoir qu'un artiste forgeron qui fabrique un bassin encastré fait de cinq panneaux intérieurs et huit extérieurs, chacun d'eux avec une iconographie extrêmement précise et des aspects narratifs, n'ira pas faire l'erreur de décentrer le personnage principal d'un panneau et remplir plus de la moitié de son espace de détails insignifiants. On est pas devant un travail de moine copiste là. Ce genre de boulot ça ne se fait pas à main levée, ça se prépare soigneusement, surtout sur une pièce aussi fignolée. 

Le petit bonhomme sur le dos d'un poisson aura beau ressembler à un détail décoratif sur une autre pièce et être plutôt gênant à expliquer, il y a une question de contexte à prendre en compte. Si on admet que le personnage à bois de cerf sur ce panneau est Cernunnos, alors il faut inclure le panneau entier dans son examination de l'iconographie et admettre que ces éléments ont la même précision narrative que le reste du bassin. Sinon c'est de la mauvaise foi.

Bon, je n'ai pas encore lu de bouquin ou d'article qui traite du bassin de Gundestrup en particulier alors je m'arrête là. Mais du coup ça démonte pour moi une partie de l'argumentaire de Serith, qui devient principalement basé sur les détails qu'il voulait bien inclure, ceux qui supportent son opinion. Et c'est ce qui fait que je continue de chercher, parce que j'ai beau accrocher à la théorie de la liminalité de Cernunnos, ce genre de truc ça ne satisfait pas le côté de moi qui a besoin de rigueur académique.

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